LES PREMIERS JOURS
Les jours qui suivirent mon entrée au monastère ne furent pas très brillants. Je demeurais au noviciat avec mère Anne, qui ne me laissait pratiquement jamais seule. Il me fallait son autorisation pour quitter la pièce, ou même pour aller aux toilettes. Pour obtenir un crayon, une aiguille, un bout de fil, du papier, il me fallait demander. Il m’était interdit de me servir moi-même dans les armoires : je devais apprendre l’obéissance.
L’abbesse m’avait conseillé deux livres : la biographie de Bernadette Soubirous et l’autobiographie de Thérèse de l’Enfant-Jésus, deux modèles de vie religieuse. Ces ouvrages ne m’intéressaient guère, mais comme je n’avais pas accès à la bibliothèque, je n’avais pas la possibilité de choisir moi-même mes lectures. Reléguée au noviciat, je me sentais désœuvrée, et je ne comprenais pas bien ce qu’on attendait de moi pendant cette période de postulat. Mère Anne ne me disait rien, et je décidai de demander audience à l’abbesse afin de lui confier mon inquiétude. Après m’avoir écoutée, elle réfléchit et me proposa des médicaments. Stupéfaite par cette réponse, je lui demandai de répéter : « Oui, des médicaments pour t’aider à t’habituer à notre vie, pour te rendre plus souple, car le corps a besoin d’être dompté. » Je m’affolai et refusai, décidant d’interrompre là cet entretien. Je sentais que je m’exposais ainsi à sa désapprobation et je me souvins des regards durs qu’elle jetait parfois aux sœurs qui l’avaient mécontentée.
Je décidai toutefois de ne pas m’arrêter à cet incident, et, d’ailleurs, tout alla mieux lorsque mère Anne me proposa une première activité. Il s’agissait de recopier sur un cahier les chants liturgiques : portées, notes, paroles. Travail de longue haleine, puisque le nombre des cantiques atteignait bien la centaine. Lorsque, pour me délasser ou me dégourdir les jambes, je me levais et arpentais le noviciat, mère Anne me regardait sans mot dire. Je me rasseyais alors immédiatement et reprenais mon activité. Avec un soupir, elle se replongeait dans son livre ou sur son ouvrage. Je repensais souvent à la conversation que j’avais eue avec l’abbesse. J’avais compris qu’elle exerçait un réel pouvoir sur les sœurs, et que celles-ci la craignaient et lui obéissaient en toute chose. Mais je n’étais pas là pour la juger et je décidai de m’armer de patience. Je pensais aussi que, pour arriver à une meilleure compréhension mutuelle, il serait bon que je me familiarise le plus tôt possible avec le fonctionnement du monastère.
Dès que mère Anne m’en laissait la possibilité, je visitais la maison. Je restais aussi de longs moments à la fenêtre, à regarder les sœurs aller et venir entre les différents bâtiments et le jardin. Je me sentais isolée, dans mon noviciat, d’autant plus que je ne trouvais pas satisfaction dans les lectures qu’on me conseillait. J’aurais préféré une approche de la Bible, un cours ou quoi que ce fût qui me permît d’approfondir ma réflexion, mais aucune formation n’avait été prévue.
Je vivais de plus en plus mal l’isolement – je ne voyais mes sœurs qu’à la chapelle et au moment des repas – et la pauvreté intellectuelle. J’en fis part à mère Anne, qui ne comprenait pas mon désarroi. Elle me suggéra de persévérer, de me servir de cet état de manque et de malaise pour me purifier, m’abandonner à Dieu. Elle m’assura qu’elle priait pour moi. Je l’écoutai, mais n’en étais pas moins désemparée. Elle alla en parler à notre mère et elles trouvèrent un remède en me donnant l’autorisation de partager certains travaux avec les sœurs. Elles me firent remarquer qu’il s’agissait là d’une grande faveur, d’une exceptionnelle largeur d’esprit envers la nouvelle venue que j’étais et affirmèrent que dans aucun autre monastère cela ne se concevrait. Je n’avais rien à répondre, je remerciai et me trouvai réconfortée.
J’allai donc aider les sœurs au jardin. Il était petit, un hectare environ, dont les trois quarts étaient employés pour les cultures, et était coupé de la rue par un mur de cinq mètres de haut. Je n’avais jamais travaillé la terre, mais j’y pris vite un très grand plaisir. Les sœurs m’expliquèrent leur façon d’opérer, d’interchanger les carreaux après les récoltes. Je pouvais enfin établir quelques contacts ; je sentais que cela était indispensable à mon équilibre. Je tutoyais même les sœurs les moins âgées. Mère Anne venait de temps en temps nous regarder au jardin, et c’est là que je me rendis compte qu’il lui arrivait de parler aux sœurs de façon autoritaire.
J’eus également le droit de participer aux jours de grande lessive. Le linge était trié de la façon suivante : le linge de la petite hôtellerie[2] annexe – draps, serviettes des hôtes de passage (changés régulièrement) – et notre linge – serviettes de toilette, gants, chemises de corps, serviettes périodiques – étaient lavés deux fois par mois. Quant aux draps utilisés par les sœurs, ils étaient changés et lavés tous les six mois.
Les sœurs en bonne santé lavaient et rinçaient le linge, celles qui avaient une moins bonne santé l’étendaient. Les plus faibles, elles, ne participaient pas à ce travail. Le monastère possédait une machine à laver, mais nous lavions tout à la main pour « économiser l’électricité, éviter l’usure de la machine et du linge », et aussi parce que, si nous recevions des dons de savon de Marseille, on ne nous donnait jamais de lessive. Nous faisions fondre le savon dans une très grande lessiveuse, dans laquelle le linge était mis à bouillir. Cette opération durait toute la matinée. Puis, à six (j’étais du nombre), nous sortions le linge brûlant pour le brosser dans un grand bac. Il ne fallait pas trop frotter pour ne pas déchirer la trame du linge souvent usé, et, surtout, il fallait économiser le savon. Nous passions ensuite au rinçage, et il m’était sévèrement recommandé d’économiser l’eau. La dernière eau servait d’ailleurs à l’arrosage des fleurs. Le deuxième groupe étendait le linge et rangeait la buanderie.
Malgré la fatigue, ces journées me plaisaient. Je me sentais utile, proche de mes sœurs et intégrée à la communauté. C’est là que je me suis liée d’amitié avec sœur Marie, l’une des plus jeunes, qui avait trente-neuf ans tout de même. Nous travaillions souvent l’une en face de l’autre et ressentions une certaine complicité. Marie avait un air à la fois buté et angélique. Immédiatement, nous avons adopté des rapports dénués d’hypocrisie, et, plus tard, lorsque je la rencontrais dans ses allées et venues, nous échangions quelques mots et un sourire. Une amitié venait de naître, et j’en étais heureuse. Mère Anne le remarqua, bien sûr, mais ne fit aucun commentaire. Le dimanche, Marie et moi consacrions notre temps de loisir à nous confier nos vies respectives dans le jardin. Elle me disait beaucoup de choses, sur elle, sur la communauté, sur les difficultés qu’elle avait rencontrées pendant son noviciat. Elle me parla de l’inimitié qui existait entre elle et deux autres sœurs, des heurts inévitables dans le monde clos qu’est un monastère. Elle me parlait ouvertement et me donnait courage. Quant à moi, je lui racontai ma vie d’adolescente dans le petit bourg, la participation et les succès aux concours de beauté, les liaisons tumultueuses et douloureuses, puis le dégoût, les ruptures, le changement de vie, le désir de dépouillement, la découverte de la foi et le long cheminement jusqu’à la grande décision. Le plus souvent, elle écoutait et ne disait rien, mais je la sentais proche.
Tout de même, je continuais à passer de nombreuses heures solitaires au noviciat, et, à ma grande joie, je commençais à trouver la solitude nécessaire à ma relation à Dieu. Je voulais créer en moi un espace de prière continuelle et me mis à vivre au rythme de ce que les moines d’Orient appellent la « prière de Jésus », une petite phrase à répéter avec son souffle : « Seigneur Jésus, Fils du Dieu vivant, aie pitié de moi, pécheur. » Je me sentais bien mieux, j’éprouvais moins le besoin de partager le travail des sœurs, et on m’avait enfin proposé une lecture intéressante et riche : les œuvres de dom Marmion. Par ailleurs, je m’occupais à reproduire des icônes qui seraient vendues à la porterie. J’allais aussi, seule, dans le jardin retourner la terre des plates-bandes pour que les sœurs pussent, le lendemain, semer. Je sentais agir l’Esprit, j’acceptais de devoir passer par des épreuves pénibles. Et, surtout, je voulais entendre le Christ me parler de persévérance, d’enracinement dans le quotidien. Je pris l’habitude, après les offices, de m’attarder au chœur pour méditer des versets de psaumes. J’acceptais de vivre dans une patience silencieuse, une confiance aveugle, une solitude douloureuse. Je me sentais prête à accueillir Dieu dans tout mon être.
Les sœurs étaient heureuses de constater mon évolution : je devenais disciplinée, j’évitais le bruit, je respectais leurs conseils.
Je devenais religieuse, je le sentais, et cela me remplissait de joie.